mercredi 17 janvier 2007

"Petites histoires d'émotion"

TRADITION

Elle avait laissé glisser sa tête contre le rideau de la fenêtre. Les yeux fermés, le visage rayonnant, elle savourait son bonheur.

Son train en croisa un autre, mais le souffle violent qui fit résonner la vitre ne la tira pas de ses songeries.

Elle avait six ans, elle entrait à la grande école.

Elle y avait appris à lire et à écrire comme on commence à respirer, tout naturellement, sans jamais plus s’arrêter...

Quelques années plus tard sa mère inquiète mais ravie l’avait accompagnée presque jusqu’à l’entrée du collège.

Le père n’avait rien dit, c’était la loi.

Quand elle entra au lycée il resta silencieux, mais elle sentit bien qu’il n’approuvait pas.

Il ne lui parla plus guère, ses regards suffisaient. A la maison, face à lui elle s’exécutait sans un mot.

Elle réussit facilement le bac. Il ne sembla pas s’en apercevoir.

Cinq ans passèrent encore, cinq ans d’université pendant lesquels il l’ignora.

Par respect, elle s’était toujours tue.

Ce soir pourtant c’était surtout à lui qu’elle pensait.

Il n’avait jamais rien interdit.

Le train entra en gare. Le bus l’emporta jusqu’au pied de son grand immeuble.

Elle courut dans les escaliers, poussa sa porte. Ses frères et sœurs l’attendaient tenant le petit dernier qui marchait à peine

Elle fut accueillie par des cris de joie, d’admiration, de félicitations.

La maison sentait bon, tous s’étaient fait beaux, on l’attendait pour la fête.

Elle embrassa sa mère qui pleurait en souriant, se débarrassa des gosses et se précipita vers la salle à manger.

Il était là, à l’autre bout de la table.

Debout, beau et digne, vêtu d’un vieux costume bleu, le cou serré dans un col blanc maladroitement repassé autour duquel il avait noué une cravate à bon marché. Il semblait impassible.

Elle s’arrêta à quelques pas de lui. Elle aurait voulu qu’il la prît tendrement dans ses bras pour y demeurer un moment comme il le faisait avec le tout petit.

Mais il restait là, distant, silencieux, respectueux.

Alors dans un sanglot, elle lui jeta :

- Ça y est papa j’ai fini mes études ! Je suis avocate !

Et elle s’élança vers lui.

D’un geste ferme il arrêta son élan, et, plein d’un douloureux regret affirma :

- Tu vois Rachida, si tu étais un garçon, tu serais mon fils préféré.

Romans La Monnaie les Ifs 1980

Je travaille épisodiquement sur un recueil de nouvelles, des petites choses de la vie. Règle : une émotion vraie en moins de deux pages.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Une nouvelle que je vais utiliser (si l'auteur me le permet) dans le cadre de notre "équipe" de référents dédiés, on parle de réussite éducative ....